Document Type : Original Article
Authors
1 Faculty of Women for Arts, Science & Education, Ain Shams University, Egypt
2 Faculty of Women for Arts, Science & Education-Ain Shams university
3 Faculty of Arts and Humanities- Benha University
Abstract
Keywords
Depuis la Renaissance (XVIe s.) puis le Baroque (XVIIe s.), l’idée d’établir un lien entre littérature et art visuel s’est exprimée sous trois formes : l’application des concepts de l’art de la rhétorique à l’art visuel (invention, arrangement, style, mémoire, livraison); la compréhension de l’art visuel comme traduction figurative d’une histoire ou d’un thème littéraire, et enfin l’intermédiation de la littérature pour une compréhension des images visuelles : interprétation de l’ekphrasis dans son sens le plus traditionnel.
L’ekphrasis est une figure de rhétorique et un mode de représentation qui risque parfois d’être confondue avec les diverses variantes de la description, notamment l’hypotypose. À la différence de l’hypotypose, mode hybride entre narration et re-création des images de la réalité, l’ekphrasis vise à décrire une œuvre d’art et à effectuer un passage entre le visuel et le littéraire.
En 1991, François Lecercle identifie l’ekphrasis en « une description, en prose ou en vers, d’une œuvre plastique -statue ou tableau, voir objet décoratif » (Lecercle, 1991, p.360). De même pour Philippe Hamon, le terme désigne « la description littéraire (qu’elle soit intégrée ou non à un récit) d’une œuvre d’art réelle ou imaginaire –peinture, tapisserie, architecture, bas-relief, coup ciselée, etc. – que va rencontrer tel ou tel personnage dans la fiction» (Hamon, 1991, p.8).
Ainsi, les écrivains de nos jours appliquent-ils des techniques de décryptage d’images dans leurs œuvres, et par conséquent, la frontière entre l’écrit sur l’art et l’art de l’écrit semble très fine et demande une observation plus approfondie. L’ekphrasis confère alors à l’œuvre d’art, par sa manière de détailler et de morceler sa composition artistique, un caractère onirique qui tisse un lien entre imagination, mémoire et inconscient. Si l’hypotypose peint un fait ‘comme s’il était’ devant les yeux de l’auditeur, l’ekphrasis met sous ses yeux ce dont on parle et cherche à rendre l’œuvre visuelle, plus lisible et compréhensible. Cette re-création vivante des images visuelles, met l’accent sur l’aspect émotionnel de son objet esthétique et provoque la fonction cognitive du récepteur par une métavision, c’est-à-dire : une vision de vision(s) représentée(s) par l’auteur. En 2008, l’écrivain contemporain français, Alain Blottière collabore avec le photographe français Denis Dailleux pour publier Fils de roi : Portraits d’Égypte.
Inspiré d’une citation de Tawfik el Hakim _l'un des pionniers du roman égyptien et de l'écriture théâtrale arabe_, Blottière choisit le titre de cet album : « Fils de roi », car il a « trouvé cette image très juste et adaptée aux photos de Denis Dailleux, qui montrent la noblesse des gens pauvres » (Blottière, Communication personnelle, novembre 22, 2015). Au premier abord, nous constatons que cette citation résume le contenu de cette œuvre qui contient un choix de 65 photos en couleur du peuple égyptien sous le régime politique du vice-président Mohamed Hosny Moubarak (1981-2011).
Dans Fils de roi, le photographe français Denis Dailleux, fidèle à son médium (l’œil de l’artiste + la performance de son appareil), transpose des scènes qui témoignent de la découverte de l’Égypte populaire, invisibles aux regards ordinaires, mais sensibles à l’œil d’artiste. Le titre du livre introduit le thème principal de son contenu figuratif et accroche l’attention du spectateur sur la présence humaine. Issu d’une famille modeste, Dailleux voit que « les gens sont plus vrais dans les quartiers populaires » (Dailleux, Interview personnel, 2020 mars 6). Pour lui, la photographie sociale, qui représente l’homme dans son environnement, est une confrontation en « miroir » de deux égos : celui du modèle photographié et celui du photographe lui-même. Son ego s’affirme alors à travers son identité visuelle qu’il projette dans les portraits.
Nous considérons que le rapprochement entre le texte littéraire, sous forme de préface d’Alain Blottière, et la suite de photos de Denis Dailleux, appartient plutôt au dispositif photo-littéraire. Nous préférons alors ce concept à celui du livre album, car il nous paraît davantage encadrer la réciprocité des relations sémiotiques entre le texte et la (les) photo (s), leurs agencements formels dans l'œuvre, et surtout la contribution décisive du lecteur dans l'élaboration du sens. Nous empruntons ce concept de Philippe Ortel qui l’a théorisé, de manière plus globale :
« Les dispositifs photo-littéraires par exemple surgissent chaque fois qu'un cadre quelconque favorise la rencontre pratique (matérielle) du texte et de l'image, créant par ailleurs, au niveau pragmatique, un espace d'échanges avec le lecteur, devenu le médiateur de cette interaction » (Ortel, 2008, p.18).
À partir de cet album, nous allons voir comment les représentations artistiques à côté des littéraires remodèlent-elles nos médiums de communication. Nous découvrirons le pouvoir d’impact, d’ajout et de reconsidération que l’une subie par l’autre au sein d’un même dispositif, qu’est le livre. Nous nous interrogerons de même, sur la fonction de l’image visuelle pour un témoignage sur la société égyptienne contemporaine.
Quoique ce dispositif photo-littéraire soit principalement composé de photos, la préface et l’épigraphe tentent de déchiffrer l’iconicité visuelle, dominée par le citoyen égyptien et son environnement. Blottière se focalise sur certains signes de la composition photographique de Dailleux pour retranscrire littérairement et détailler longuement les éléments descriptifs qui « fait aimer encore l’Égypte » (F.R.p.15)[1]. Comme une double-exposition[2], l’écrivain superpose sa vision fictive et littéraire à la vision réelle du photographe, pour reproduire textuellement certains moments ekphrastiques.
Blottière, auteur de la préface de ce dispositif photo-littéraire de Dailleux, analyse en ekphrasis dix photos de paysages et de portraits égyptiens. Nous allons analyser l’ekphrasis de ces photos, qui occupent presque la moitié du texte préfaciel composé de douze pages, afin de démontrer comment l’écriture pourrait-elle retransformer les clichés photographiques de l’Égypte touristique : « Cette poésie [de Constantin Cavafy] vaut à l'Égypte populaire d'être le pays le plus divertissant du monde et, pour les photographes, la source d'abandons …clichés. On les voit dans les magazines et les guides » (F.R.p.14). Les clichés que Blottière rejette sont ceux d’un point de vue traditionnel où l’Égypte doit se montrer « proprette, harmonieuse, dynamique » (F.R.p.8) devant un étranger. Il trouve la bonne raison d’aimer encore ce pays dans tout « ce qu’on veut lui cacher » (F.R.p.9), surtout dans son peuple.
Les dix photos analysées ekphrastiquement couvrent iconographiquement ce « pays caché des pauvres » (F.R.p.9) qui, malgré ses scènes « indécent[es] », poussent à « aimer l’Égypte à la folie » (F.R.p.9). Sur la scène du langage, l’ekphrasis opère une révolution du pictural contre le mot, pour démontrer une idée plutôt que pour raconter un fait. La saturation[3] du texte par des métaphores liées aux arts visuels, permet d’excéder l’espace réel de la photo et le transformer en un espace fictif et discursif : lieu d’inscription de différents points de vue où s’établit une relation : regardant/regardé. Dans ce cas, l’ekphrasis détient une double fonction ; la fonction rhétorique qui se joue au niveau des scènes décrites par l’auteur, et la fonction psychologique qui relève directement de la connaissance et de la culture du lecteur/récepteur.
Blottière ouvre la séquence ekphrastique[4] en invitant le lecteur à prendre part à la situation par l’emploi de l’impératif du verbe voir : « voyez les enfants que Denis Dailleux a photographiés » (F.R.p.10). Dans les photos analysées, Blottière se focalise d’abord sur la pose du personnage face à l’objectif : « Instinctivement, peut-être, ou en toute connaissance de cause, il [Dailleux] a placé ou choisi la plupart d'entre eux [des enfants] hauts perchés, plus haut que l'objectif, comme si leur allure requérait un piédestal ou un trône » (F.R.p.10). La position physique du photographe par rapport à son sujet est porteuse de sens. Le petit garçon en portrait (fig.1) est pris d’une vue en contre-plongée qui accentue la domination de son caractère sérieux et orgueilleux et qui donne l’effet d’écrasement, tel un prince despote : « ce dauphin qui s'apprête à régner et condescend à poser sur nous son regard » (F.R.p.11).
En d’autres lieux, le sujet photographié est valorisé quand il est pris d’un angle à hauteur d’œil comme dans les photos (fig.2, fig.3, fig.4, fig.6, fig.8). Cet angle, neutre, est associé à un mode narratif ekphrastique de Blottière. Tous les deux se centralisent sur les questions identitaires et sur les détails significatifs garants d’authentification qui se trouvent dans la légende de la prise photographique. Grâce à la dénomination (le nom propre ou commun qui met une étiquette sur les choses) et la désignation (le geste de l’index, les déictiques), l’ekphrasis devient l’un des principaux moyens sémiotiques dont dispose l’auteur pour transmettre le réel et le maîtriser. Dans les deux portraits en pied (fig.2, fig.3), d’un plan moyen, le photographe pointe l’attention sur le personnage tout en conservant, dans le même cadre, les éléments environnants qui peuvent expliquer le contexte de la prise photographique.
Le discours ekphrastique de Blottière permet de faire de ces simples prises de vue, une étape pour transmettre, raconter ou dénoncer des idées et des connaissances. La désignation de l’enfant par son nom propre « Ayman » (fig.2), contribue à lier ce discours au réel et le contextualiser. Le positionnement de cet enfant vêtu d’un gallabeya immaculé, debout au milieu d’une composition vide en jaune aride, concentre le regard du récepteur vers la signification de sa posture et de sa tenue. Les mains, parties visibles du cerveau, glissées dans les poches pourraient donner l’impression d’une nonchalance princière, celle des « enfants royaux » et non des « enfants-rois »[5] (F.R. p.10). Ce geste corporel révèle sa volonté de garder ses pensées cachées au fond de lui. En le comparant au « petit prince à la Saint-Exupéry dans son désert de Saqqarah » (F.R. p.10), Blottière invite à découvrir l’énigme du monde intérieur à travers les yeux de l’enfant comme l’a fait Saint-Exupéry dans son conte pour enfant Le Petit prince (1945). Dans l’aridité désertique et loin des systèmes politico-sociaux chaotiques, hypocrites et surchargés de « Crispations religieuses et traditions médiévales […] offrant à la presse, de temps en temps, son content d'horribles faits divers » (F.R. p.10), seul le cœur pourrait appréhender les vrais sentiments humains.
Cette idée d’une société trompeuse s’ouvre sur une autre séquence ekphrastique qui rapproche le portrait du jeune homme, au centre du plan d’ensemble de la photo (fig. 3), à celui de Taha el Chazli, protagoniste du roman L’Immeuble Yacoubien (2002) d’Alaa el Assouany. Fils du gardien de l'immeuble, Taha étudie sérieusement pour être admis à l'Académie de Police ; « avant son humiliation et son inévitable dérive vers ce que l'Égypte, à force d'injustice a inventé de pire… » (F.R. p.14). Malgré sa réussite aux examens, on le refuse humiliamment à cause du métier de son père peu respecté. Face à cette injustice sociale, il s’intègre dans une organisation islamique dans une volonté de bouleverser le régime mécréant.
L’Immeuble Yacoubien, qui s’est décliné en livre et en film, présente une image critique de l'Égypte républicaine. Ce roman brosse le portrait des habitants de Yacoubien au centre du Caire, cohabitant ensemble avec une variété de thèmes : pauvreté, montée de l'islamisme, homosexualité taboue, et surtout violence du régime. Ces portraits qui font « chavirer l'émotion » au sein « de l'anarchie polluée au Caire, de l'obsession sécuritaire à Louxor ou de l'une des mille autres offenses contemporaines » (F.R. p.15), dialoguent avec ceux reproduits par l’objectif de Dailleux. Le photographe et l’écrivain utilisent ces portraits pour représenter quelques scènes de l'inégalité sociale qui fomente l'hypocrisie, la corruption, la liberté sexuelle bannie et la condition de la femme harcelée ou marginalisée, sous le régime vieillissant et fragile du président Mohamed Hosni Moubarak, président de la république de 1981 jusqu’à la révolution de 2011.
Le jeune homme de la photo (fig.3) est pris en portrait sur l’un des toits des immeubles de Garden City, un quartier des bourgeois riches au centre du Caire. La terrasse de cet immeuble, dans l’arrière-plan imposant, cristallise la distinction des classes de cette société fracturée et corrompue. Sur les buanderies transformées avec le temps en logements « habité(s) par des pauvres » (F.R. p.14) dans la misère, se dressent des dizaines d’antennes paraboliques pour recevoir les ondes radiotélévisions par satellites, et divertir les oisifs « habitants de l'immeuble » (F.R. p.14). Le regard de défi du jeune homme en gallabeya interpelle le visuel et l’émotionnel du lecteur. Blottière déduit ses caractères à travers son langage corporel qui se dandine en « se déhanch[ant] » et en maintenant une pose souple « alanguie, provocante » ; et qui met sa silhouette en valeur dans une tentative de se connaître soi-même et de « séduire le monde » (F.R. p.14).
Cette pose de dandy ressemble à celle de Gamal, paysan « royal et jupitérien[6] » (F.R. p.11) de l'île de Dahab. Le discours ekphrastique de Blottière se construit à partir d’une relation transtextuelle qui associe la photo de Dailleux (fig.4) au roman de Philippe Mezescaze : De l’eau glacée contre les miroirs (2007) et aux peintures royales de Hyacinthe Rigaud (1700). Il rapporte les paroles de Gamal à Dailleux sous forme d’un discours direct telles qu'elles ont effectivement été prononcées : « "Tu sais qui je suis?" Semble dire aussi Gamal » (F.R. p.11), ce qui rend le texte préfaciel plus vivant et réel. Ce dialogue crée une sorte d’intimité entre le paysan Gamal et le photographe Dailleux qui le prend deux fois en photos portraits, agrémentant le livre de Mezescaze, où il « évoque un récent séjour au Caire » en 2007, et suivi de ce recueil de photo en 2008.
La rencontre de Gamal impressionne Mezescaze ce qui le pousse à raconter « comment se construisit la photo » (F.R. p.11), pendant la genèse de son roman. Dans ce contexte, il s’agit d’une hétérogénéité énonciative qui se construit par la voix d’un tiers (Mezescaze) qui s’ajoute au discours de Blottière dans une opération de débrayage[7] (Greimas, 1979, p.127), qui ‘objective’ cette voix rapportée :
« "Je me tourne vers Denis. "Regarde : c'est Louis XIV, tu connais le portrait par Hyacinthe Rigaud, on l'a tous vu dans nos livres d'histoire. Eh bien c'est Gamal. C'est lui, royal et jupitérien, évidemment plus juvénile que le roi sur son portrait mais avec la même majesté, la même pompe et la même figure de dédain." » (F.R. p.11)
Mezescaze effectue une comparaison entre la posture de Gamal et celle de Louis XIV du tableau de Hyacinthe Rigaud (fig. 5). Les deux se ressemblent dans la pose calculée qui a pour but de présenter une grande partie de leur personne. Dans une allure solennelle, nous voyons Gamal, comme le roi Louis XIV, installé au centre, occupant presque toute la surface du cadre, la tête en contre-plongée et en contact visuel avec le spectateur. Une main sur la hanche et de l’autre il s’appuie sur un bâton royal, dans une posture qui symbolise la supériorité et le pouvoir de commander. L’arrière-plan se compose de colonnes en béton qui soutiennent le pont d’autoroute, à l’image de « cette grandiose salle hypostyle à la Karnak » (F.R.p.11). Ce paysan pauvre garde le caractère arrogant d’un fils de pharaon qui refuse d’admettre sa soumission à la misère qui frappe cette classe pauvre « embarqué[e] de force vers une inaccessible modernité » (F.R.p.14).
Blottière, quant à lui, rapproche ses observations sur les changements qui affectent la société égyptienne, à celles que fait l’anthropologue-cinéaste français, Jean Rouch[8] (1917-2004) sur l’Afrique noire. En s’inspirant de la vision ethnographique[9] de Rouch, Blottière retranscrit les scènes du bouleversement économique, social et politique qui influent les comportements et l’identité sociale, dues à l’impérialisme mondial. Cet impérialisme se manifeste dans l’exode rural et dans l’urbanisation des villes par la construction d’immeubles et de ponts, où l’on voit partout l’utilisation massive du ciment armé et du béton en hypostyle « qui pourrait bien, à elle seule, résumer le spectacle de l'Égypte contemporaine » (F.R.p.11), et qui matérialise la puissance industrielle aux pris de tout sens de beauté et d’authenticité.
Avec l’industrialisation de l’Égypte, l’enfant contribue à l’économie familiale par son labeur en tant que salarié. Le travail précoce de l’enfant le rend vulnérable aux risques physiques ou chimiques et à son exploitation physiologique, ainsi qu’à d’autres problèmes d'ordre psychologique et social. À cause de sa pauvreté, il choisit de rester analphabète afin de garder son emploi. Il travaille pour assurer sa propre survie et celle de ses proches pour conserver l’estime de soi « malgré la crasse émanant de celui de Denis Dailleux appelle joliment un "bleu" » (F.R.p.10). Le terme bleu que désigne Dailleux est polysémique. Il peut désigner un jeune débutant, naïf et sans expérience (se faire avoir comme un bleu) ou un ouvrier (un col bleu de travail). Il peut de même renvoyer à la peau ecchymosée par un choc (un bleu) ou, certainement, à la noblesse (le sang bleu), (Gomarin, n.d.) : « L'allure, le port, la dignité […] appartiennent à la même noblesse innée » (F.R.p.10), tel que l’a finalement interprété Blottière. La couleur bleutée qui couvre le fond de la photo (fig. 6) symbolise le rêve d’un futur meilleur mêlé au présent mélancolique. Cette prise de vue de côté de ce jeune apprenti « dans l'atelier d'un forgeron à Hélouan » (F.R. Légende p.10), encadre son visage sale, ses cheveux négligés, ses épaules relâchées et ses habits malpropres qui témoignent d’un labeur ardu. La lecture détaillée de l’allure et de la pose de l’enfant souligne une psychologie d’une dignité naturelle, issue d’une anthropologie génétique, qui résiste, malgré sa condition lamentable, aux manifestations matérialistes et à la vulgarisation importées de l’extérieur :
« Le port aristocratique et la conscience de sa noblesse sont ici, paradoxalement, la marque des humbles, qui contrastent avec la vulgarité avachie et criarde des bourgeois engraissés de fast food » (F.R. p.11).
L’ekphrasis photographique de Blottière constitue un lieu où converge l’invisible du visible. Elle permet d’alimenter une pluralité sémantique qui touche à la fois à l’esthétique, à la psychologie, à l’éthique, à la sociologie et à l’anthropologie. De même, elle joue le rôle d’amplificateur visuel[10] qui offre une vue détaillée sur l’état de l’enfant couvert de la « crasse » et l’ajoute à l’interprétation morale où se manifestent ses sentiments « souffre-douleur » et l’interprétation sociologique qui souligne sa condition sociale « misérable ». En outre, Blottière invite à lire la photo de rue (fig.7), selon une perspective capitaliste : « Nous qui fréquentons les artisans aux normes européennes, comment ne pas adorer les carrossiers d'Alexandrie, prêts à remettre à neuf […] une guimbarde exténuée des années 1960? » (F.R. p.14). Cette question suscite une réflexion sur la situation actuelle de l’artisanat. L’existence continuelle de ces artisans en Égypte lui paraît impressionnante. Prise le soir à Alexandrie, cette photo évoque l’activité principale de la place populaire de Kom El-Dick, qui se base sur la fabrication et la réparation des voitures et des carrosseries. Dans les pays développés, nous trouvons rarement ce talent de « remettre à neuf, sans la moindre réticence ni le moindre dédain mais sûrement à moindre prix » (F.R. p.14), les anciens véhicules. En occident, l’évolution technologique et industrielle fait ressortir l’existence d’un monde de production alternatif à celui de la réparation automobile dite artisanale. La disparition des débouchés traditionnels et l’apparition de nouveaux marchés mettent fin à ces activités de manufacture et les remplacent par des autres plus mécaniques.
Cependant, le lien entre l’histoire collective et l’état socio-économique d’une certaine société, se théâtralise par la gestion de l’espace qui métaphorise, à son tour, les sentiments des personnages qui l’occupent. En photographie, la composition spatiale est esthétisée par la gestion de la lumière. Or, l'ombre participe de l'invisible, du caché et du menaçant. Le sujet de la photo (fig.8) assis tranquillement dans l’ombre, est celui d’un vieux jardinier qui s’appelle Amr, comme le note Dailleux dans la légende, vivant à Sindbis, un village aux alentours du Caire. L’arrière-plan et l’avant-plan illuminés représentent le souvenir d’un passé heureux (la porte ouverte au fond) versus l’espoir d’un futur meilleur (la chaise vide éclairée au-devant) et encadrent le sujet principal sombre. Bien qu’il soit « bienveillant » et « compatissant » (F.R.p.12), l’obscurité transforme son corps en une silhouette faible inidentifiable, sur laquelle l’ombre apparaît comme la réalité lourde de ses angoisses et de sa nostalgie du bon vieux temps.
Symbolisant la latence, l'ombre pourrait être interprétée comme un creux ou une suspension dans le continu temporel. Ce jardinier pacifique, ne résiste plus aux changements sociaux et vit toujours « dans les ombres des grandes demeures épuisées, mais patientes, des vieilles familles ruinées par Nasser » (F.R.p.12). Malgré les efforts socialistes du président Gamal Abdel Nasser pour une égalité sociale et la distribution des biens de l’ancienne classe aristocratique au peuple en 1956, la misère continue toujours à peser sur la petite classe. Avec ces ekphraseis, l’auteur touche non seulement le pittoresque du spectacle visuel mais aussi les enjeux sociopolitiques qui émanent de l’organisation spatiale suggestive.
En sociologie, l’espace et son architecture reflètent les caractéristiques sociétales et historiques. L’organisation spatiale identifie un groupe social par la distribution des activités, les constructions et les objets dans un lieu donné. Ces repères spatiaux enracinent la mémoire collective de ce groupe et la transmettent de génération en génération. La description de Blottière analyse les liens entre sociétal et spatial en mettant l’accent sur les dimensions architecturales, physiques et urbanistiques.
Les cadrages des deux espaces clos (fig.9, fig.10) matérialisent l’histoire « immobile » de la société égyptienne et fixent « l'épaisseur du temps, ses couches accumulées, expressives, vibrantes, habitées, qui jamais ne s'effacent ni ne meurent vraiment » (F.R.p.12). Cette épaisseur symbolique du temps se définit à plusieurs niveaux : elle apparaît d’abord dans l’immobilité de l’histoire qui provient de l’attachement à l’authenticité et à l’esprit traditionnel, elle s’insinue encore dans le refus de toutes formes de changement volontaire aboutissant à l’innovation et enfin elle se voit dans la spatialité de l’image visuelle où la composition dénote l’enracinement et la résistance à l’écoulement du temps.
La spatialité vide des deux salons de l’hôtel Riche à Alexandrie et celui de El Hussein au Caire, signale le déclin. Ce déclin se traduit en un sentiment de dédain vis-à-vis de la paresse, un trait de caractère égyptien, très visible aux étrangers. Blottière répugne cette indolence égyptienne innée qui se reflète dans l’état de désordre du milieu environnant (canapés mal couverts et affaissés) (fig.10) : « les salons insoucieux du présent savourent dans une paresse très égyptienne le souvenir de clients qui ne reviendront plus » (F.R.p.12). La négation totale exprime la profondeur de son désespoir de faire basculer ce peuple neutre, pour un changement positif. Son regret s’explique par l’idée que ce que l’on veut atteindre ne peut l’être car il appartient seulement au passé : « Elles [ces images] invitent fréquemment à l'un des plus fertiles sentiments humains, la nostalgie » (F.R.p.12). Seule, l’image photographique pourrait réactiver les événements passés par un processus similaire à celui de la mémoire. L’adjectif « fertiles » ajouté au sentiment de la nostalgie du passé face au néant spatial du présent, émerge le refus de vivre dans l’actuel et appuie la conception (erronée peut-être) que le passé était mieux que le présent.
Le passé et le présent se superposent grâce à la présentation d’une image en image dans la photo « d’un estaminet qui s’effondre » à Sayeda Zeinab (fig.11). L’ouverture à l’international est transmise visuellement par l’emboîtement d’une scène d’un film américain -diffusé sur l’une des chaînes saoudiennes internationales de divertissement, mbc 2 - à l’intérieur de l’écran de la « télé hissée au rang d'une divinité antique, souveraine invulnérable, inaccessible » (F.R.p.14). L’industrie médiatique est considérée comme un levier de changement sociétal à travers le monde. Les médias produisent, échangent et diffusent des connaissances, des cultures et des événements à travers le monde entier sans se déplacer, ni voyager.
Cette photo d’un intérieur dépeuplé, frappe l’œil du spectateur par la couleur jaune des chaises, stimulante et chaleureuse (Obbergnen, n.d.), qui connote la volonté de garder sa propre identité en confrontant l’autre. Cette télé, isolée seule, n’a pas de spectateur, parce que « son règne avait déjà lassé » (F.R.p.14). Cette forme de média ciblé qui souffre de la censure, diffuse une image brouillée qui ne reflète qu’une partie unidimentionnelle de la réalité. Par conséquent, elle perd la confiance du public : « personne ne la regarde », qui la remplace par les réseaux sociaux. Via la connexion internet, ces réseaux transforment le spectateur neutre en un acteur actif capable de créer des liens sociaux, de développer des communautés et de s’engager à des mouvements sociaux, politiques ou culturels. Sur ces médias sociaux, la photographie, spécialement en portrait, est en vedette.
Enfin, les portraits du peuple égyptien dans Fils de roi : Portraits d’Égypte, sont une alternative absolue à tous les clichés, culturels et touristiques, qui encombrent nos esprits sur ce pays. Ils configurent un autre monde sensible où, espace et action, se figent pour résister au temps et que seul, le regard du récepteur peut réanimer. Un monde de l’intérieur vu et vécu, où l’on découvre sur les traits des visages les hiéroglyphes du rêve. Grâce à l’implication du textuel au visuel, l’image technique se transforme en une image mentale où pourrait se refléter le rêve de la prospérité pour un peuple qui souffre économiquement et socialement. Ainsi, les enjeux de l’ekphrasis montrent-ils qu’il s’agit d’une distance, d’une observation et d’une réflexion sur un art qui interprète un autre art. Le signe non naturel qu’est le mot dialogue avec le signe naturel visible pris en photo. C’est alors que l’ekphrasis brouille les limites distinctives entre le récit, art du temps et la photographie, art de l’espace.
[1] Dorénavant, (F.R.) sera l’abréviation utilisée pour évoquer Fils de roi : Portraits d’Égypte (2008), suivie du numéro de la page d’où est tirée la citation.
[2] Vocable emprunté à la photographie. Il s’agit de « prendre une première photo, puis une seconde sans avancer le film entre les deux, le négatif affichant ainsi deux scènes différentes en surimpression ».
[3] La saturation est un terme utilisé en photographie pour désigner l'intensité d’une couleur : « Attribut de la sensation visuelle permettant d'estimer la proportion de couleur chromatiquement pure contenue dans la sensation totale ».
[4] Du latin sequentia, la séquence se définit comme « une suite de plans formats un tout du point de vue de la construction du film. Succession d’images constituant une sorte de narration. »
[5] L’enfant royal est un prince généalogiquement issu d’une famille royale, tandis que l’enfant-roi désigne un enfant qui se comporte avec son entourage comme un roi avec ses sujets; et qui se caractérise par l’égocentrisme.
[6] Jupitérien est un « adjectif relatif au dieu Jupiter et qui a un caractère impérieux et dominateur ».
[7] L’opération du débrayage canalise « l’ensemble des procédures susceptibles d’instituer le discours comme un espace et un temps, peuplé de sujets autres que l’énonciateur ».
[8] Rouch est un ethnologue et réalisateur français, connu pour ses documentaires sur le peuple africain. Il est l'un des théoriciens et fondateurs de l'anthropologie visuelle et créateur de l'éthnofiction.
[9] L’ethnographie est une « Étude descriptive et analytique, sur le terrain, des mœurs, des coutumes de populations déterminées, particulièrement des populations « primitives ».
[10] En technologie, c’est un ensemble d’équipement permettant de diffuser des images en plus haute définition au niveau visuel exceptionnel et procure un confort visuel et acoustique optimal.